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« Les chiffres ne sont pas naturellement aptes à parler du monde à notre place »

Publié le 17/07/2023

Comment en arrive-t-on à résumer des débats fondamentaux à une simple « question de chiffres » ? Olivier Martin est sociologue et statisticien, professeur à l’université Paris-Cité et dirige le Centre de recherche sur les liens sociaux au CNRS. Il étudie le rôle et la place des chiffres dans nos sociétés, où ils ont trop souvent valeur de preuve au détriment d’autres réalités.

Dans vos travaux*, vous expliquez à quoi servent les chiffres, ce qu’ils disent et ce qu’ils occultent. Que vouliez-vous démontrer ?

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Une interview à retrouver dans les pages de CFDT Magazine.

J’ai voulu faire descendre le chiffre de son piédestal et lui redonner sa dimension politique. Les chiffres sont des conventions sociales, ils ne sont pas donnés par la nature et sont le résultat d’une invention humaine qui repose sur des techniques et des choix. Par conséquent, ils ne sont pas naturellement aptes à parler du monde à notre place. Le temps qui passe est naturel, les heures et les minutes ne le sont pas. Alors que notre culture survalorise les chiffres, il faut retrouver un esprit critique à leur endroit et rester vigilants par rapport à la religion du chiffre dans laquelle nous baignons.

Les chiffres sont partout et difficilement discutables : pourquoi sont-ils omniprésents et omnipotents ?

Tout d’abord parce que leur première raison d’être est de construire des repères pour que l’on puisse vivre ensemble. Il faut pouvoir s’entendre sur une heure, un prix, un poids, une surface de terrain, un temps de parole… Au départ, le chiffrage n’est pas une activité liée à la production de connaissances, il est destiné à coordonner les activités humaines et à servir de repère collectif pour ajuster nos décisions et comportements. Dans nos sociétés modernes, nous avons besoin d’horloges de plus en plus précises pour nous coordonner à l’échelle mondiale et de technologies de plus en plus sophistiquées pour les rendre possibles.

L’empire des chiffres est aussi dû, en France en particulier, à l’exceptionnel pouvoir attribué à la science. L’idée de mesure est devenue le symbole, voire l’incarnation même de la science, selon laquelle ce qui est mesurable peut être connu ; l’inverse, non. Enfin, le chiffre est partout parce qu’il rend d’énormes services à notre conception très concurrentielle (et néolibérale) de la société. Individus, écoles, hôpitaux, tout est compétition, pour laquelle on a besoin de chiffres en permanence.

Mais quantifier, c’est simplifier, dites-vous, et c’est oublier la complexité du réel…

Oui, car les chiffres sont faits pour cela, pour simplifier le réel en réduisant sa complexité et sa diversité. On mesure et, ce faisant, on fait fi d’un certain nombre de définitions. Qu’est-ce que l’intelligence ? C’est ce que mesure le QI (quotient intellectuel). Qu’est-ce que l’opinion ? Ce que mesure le sondage. Qu’est-ce que la richesse d’un pays ? Ce que mesure son produit intérieur brut. Aujourd’hui, une grande partie des outils intellectuels dont on dispose pour penser l’espace politique sont des instruments de mesure de l’opinion, des échelles d’aptitude et des chiffres évaluatifs qui font table rase de tout ce qui se cache derrière. Contre le réflexe quantitatif qui consiste à dire « puisque c’est chiffré, c’est ainsi et c’est non négociable », il faut réinstaurer un espace de dialogue sur les indicateurs que l’on utilise : les chiffres sont des conventions dont on doit pouvoir discuter. Par exemple, la mesure de la richesse d’un pays pourrait tenir compte de son respect de la nature et du bien-être de ses citoyens.

Parmi les conséquences de ce chiffrage, vous parlez de la « prophétie autoréalisatrice » des chiffres. De quoi s’agit-il ?

Par effet de boucle, les chiffres mesurent des faits qu’ils continuent à fabriquer : si, par exemple, un lycée est mal classé, les élèves mettent en place une stratégie d’évitement, ce qui concoure à le pérenniser dans son mauvais classement.

De même, les statistiques ne font pas que dénombrer des réalités existantes, elles participent à les façonner en alimentant la société de représentations et de catégories, de manières de penser et d’agir. Le chômage est un bon exemple. On a construit une catégorie, les chômeurs, pour désigner les individus qui pourraient ou « devraient » travailler et ne travaillent pas. C’est devenu un outil de pilotage économique sans interroger les raisons de ce « manque de travail » au regard de ce qui peut être considéré comme du « travail ». Lire le monde à travers des statistiques, cela revient à entretenir le réalisme excessif du chiffre. Inversement, comprendre ce qui est quantifié doit nous aider à remettre en cause notre représentation spontanée de la mesure ou de la note qui est donnée.

Et il faut bien avoir à l’esprit que le chiffre dépend du pouvoir qu’on lui donne et du crédit qu’on lui apporte. Le chiffre est politique, tout comme la lecture que l’on en fait. Les experts du Giec alertent depuis trente ans sur le changement climatique et ne sont pas écoutés ? Cela montre bien que le chiffre en lui-même ne suffit pas.

Propos recueillis par cnillus@cfdt.fr

*Chiffre. Éditions Anamosa, 96 pages, 2023. Et pour approfondir : L’Empire des chiffres – Une sociologie de la quantification. Éditions Armand Colin, 298 pages, 2020.