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« Personne ne signe un contrat de travail pour mourir »

Publié le 21/04/2023 (mis à jour le 12/06/2023)

Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie, recense les accidents mortels du travail. Une démarche motivée par la nécessité de rendre visibles les victimes d’une Hécatombe invisible* et faire vivre leur mémoire.

Quel est le point de départ de votre démarche ?

  En 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, déclare : « La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. »
Je commence à recenser les accidents du travail mortels à ce moment-là. Ma démarche prend une autre dimension en 2019 avec les décès de Michel Brahim et Franck Page. D’un côté, un retraité qui, avec sa petite pension, était obligé de travailler dans le BTP pour vivre, et, de l’autre, un étudiant qui faisait de la livraison pour allonger sa bourse d’études. J’ai trouvé ces morts terriblement injustes.

Je lance alors un compte sur le réseau Twitter (@DuAccident) pour rendre visible le recensement et interpeller la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud.

Pourquoi ces décès au travail ne sont pas plus médiatisés ?

  C’est d’abord dû à une certaine méconnaissance du sujet de la part des journalistes, du personnel politique et de la population en général. C’est aussi lié à l’identité des victimes : ce sont des ouvriers, leur mort n’intéresse pas. Il y a aussi l’argument de fatalité : « les risques du métier », qui m’horrifie. Personne ne va au travail, ne doit aller au travail, ne signe un contrat de travail pour mourir avant la fin de sa journée.

Enfin, dans les médias, les accidents du travail sont souvent traités comme des « faits divers » et c’est un gros problème. Car plus de 1,1 million d’accidents du travail déclarés à l’assurance maladie en 2021 [dans le privé hors agriculture], c’est loin d’être anecdotique.

Quels sont les principaux facteurs qui conduisent à des accidents mortels ?

  Une des causes principales est le non-respect des normes de sécurité et du code du travail. Il faut faire appliquer la loi. Mais les contrôles sont de moins en moins nombreux car il y a de moins en moins d’inspecteurs du travail. La médecine du travail ne se porte pas mieux, et la suppression des CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] n’aide pas.

L’autre raison est une organisation du travail défaillante. La polyvalence, le manque de formation, le changement régulier de postes augmentent les risques. Le recours à une main-d’œuvre extérieure, intérimaire ou indépendante, moins bien formée, favorise aussi les risques. C’est notamment le cas dans le BTP et l’industrie.

Les jeunes paient un lourd tribut. Pourquoi ?

  Les jeunes sont des salariés fragiles, pas toujours bien formés, laissés sans encadrement. C’est le cas d’Arthur, un apprenti dont je fais le portrait dans le livre*, mort à 14 ans sur une exploitation agricole. Il a été mis en danger et est mort écrasé par un bras télescopique.

Les pouvoirs publics poussent pour l’apprentissage, arguant que ça ne coûte rien à l’entreprise. C’est une mauvaise raison de recruter un apprenti. Si on le recrute, c’est pour le former. Certains employeurs voient en eux des salariés de remplacement alors qu’ils ont besoin d’accompagnement.

Qu’est-ce que les organisations syndicales peuvent faire ?

  Continuer d’informer les travailleurs. Beaucoup méconnaissent leurs droits, dont les plus jeunes. Dans les plus grosses entreprises, il faut un accompagnement particulier des plus jeunes et des travailleurs extérieurs. Les syndicats sont là aussi pour accompagner les accidentés, témoigner lors des procès, par exemple.

Vous évoquez la mémoire des victimes. Quels sont vos arguments ?

  Étant professeur d’histoire, je suis sensible à cette question de la commémoration, du souvenir. Dans les cimetières des villes portuaires, il y a parfois des murs immenses avec des plaques à la mémoire de marins pêcheurs disparus en mer. Dans les anciens bassins miniers, les accidents ont fait des milliers de morts, et ça a, là aussi, marqué les populations.
Des commémorations ont encore lieu. Et les autres ? Rien. La mémoire des victimes des accidents du travail n’existe quasiment pas. Et les commémorations sont plutôt dues à des initiatives individuelles et/ou locales. Il faut donner de la valeur à ces personnes qui meurent au travail, un souvenir. Il faut insuffler un mouvement national sur ce sujet-là.

Propos recueillis par fdedieu@cfdt.fr

© Manon Cha